“ Rien n’encourage comme un premier crime impuni ”
Marquis de Sade
Il faut se figurer, dans le cadre formel d’un centre d’exposition, une table, de celles qui font les grands banquets, reliefs de voix échauffées, jonchée de verres à moitié vides et de bouteilles renversées.
Cette table ne remplit aucune fonction mobilière ; elle est une métaphore de l’exposition elle- même — elle n’est qu’idéale.
Le spectateur est un visiteur, peu différent du client d’un bar. Le verbe léger, il se prend à converser avec les œuvres aussi naturellement que s’il partageait un verre avec un étranger de passage. Dans un effort commun, celui du verre levé et de la tentative de compréhension réciproque, l’étranger devient familier.
Une foule de visages l’accueille, des masques de bronze aux faciès énigmatiques et aux orbites creuses. C’est le petit peuple des diables du Mexique et des momies méso-américaines de Leonora Carrington. Convives d’une formidable saoulerie, ils célèbrent la finitude de l’existence. La nature changeante de leurs formes pousse le visiteur à s’interroger, n’est-il pas atteint par le delirium tremens ? — Ask the Mask », lui rétorque Carrington.
Plus loin, les figures gravées par Francisco de Goya, les Caprices et les Proverbes devisent des vices et des folies de leur temps, l’aube du XIXème siècle espagnol. Les voix dissonantes des faux moralistes, des sorcières et des géants dansant la gigue semblent étrangement familières.
Un élan vertigineux habite cette ronde de personnages grotesques, portés par l’immense maîtrise de leur execution. Ils fêtent l’abandon de la raison.
À un autre bout de la table, se pressent les lithographies et les bois gravés d’Edvard Munch. Certains sont rehaussés de couleurs, d’autres laissés à la frugalité du bois frappé sur le papier. Ils dépeignent des silhouettes incertaines, solitaires ou en groupe, des paysages. Comme dans un album photographique, une famille de bourgeois austères et ses propriétés sont méticuleusement représentés. Plus loin, d’autres personnages aux épaules ceintes par un manteau d’encre, peut- être humains, assoiffés ou consumés par les ors du désir. Tous sont baignés d’une même lumière nocturne, la mélancolie existentielle qui traverse l’oeuvre de l’artiste norvégien.
Cette table où l’on boit — The Drinking Table — est doublement absente de l’exposition, puisque la peinture d’Edvard Munch qui lui prête son nom, initiée en 1927, fait également défaut, laissant au visiteur le soin de la reconstituer mentalement. Comme un faux indice, une autre table, perchée sur ses pilotis d’acier rouillés, se dresse. Tout aussi inapte à sa fonction, l’œuvre de Berlinde de Bruyckere dépouille le visiteur de ses dernières certitudes. Elle est entièrement embarrassée de reliques indéfinies : phallus de cire, troncs ou rouleaux de guenilles, tous soustraits au temps et au toucher par des cloches de verre. Elle n’offre ni emprise ni réconfort.
D'ordinaire considérée avec mépris ou crainte, comme un abandon, l'ivresse s’envisage ici être le catalyseur d’une pensée débridée. Dans son acceptation plurielle, baudelairie
nne, elle s’affirme comme un double moyen de création et de compréhension de l’œuvre — la pensée, la mort, le bonheur, l’amour, le désir, le rêve, l’extase surgissent au cours du temps comme un voleur dans la nuit.
En commettant ensemble ce premier crime, le spectateur noue avec l’œuvre un pacte dans le temps et l’espace. C’est l’acte de défi constitutif de toute exposition.